Un Album comique pour les Affaires étrangères : diplomates caricaturés par leurs pairs à la fin du Second Empire

Album comique des Affaires étrangères / Joseph Mollard et alii. Paris : s.n., [1869]. MAE, Bibliothèque, Rés. D 22 bis

Une édition confidentielle

Dans les années 1860, plusieurs agents du ministère des Affaires étrangères s’emploient à réaliser des portraits pittoresques de leurs collègues. 135 dessins au fusain sont exécutés, réunis et publiés en 1869. Le recueil fait l’objet de trois tirages : noir (200 exemplaires), rouge (10 exemplaires) et bleu (5 exemplaires). Sa diffusion reste donc limitée et les albums semblent n’avoir circulé qu’auprès des agents eux-mêmes.


La bibliothèque du Ministère en détient trois : deux noirs et un bleu. Le classement des planches dans les deux albums en noir est alphabétique, sans ordre pour celui en bleu. Comme ils recèlent de nombreuses différences, une étude a été réalisée en 2014 pour confronter leur contenu [1]. Un exemplaire en noir (106 folios) a appartenu au marquis d’Héricourt, l’un des diplomates croqués. Il a été offert par la marquise d’Héricourt à la municipalité d’Arras qui l’a cédé à son tour au ministère des Affaires étrangères, le 22 mars 1949 [2]. L’exemplaire en bleu (129 folios) était entre les mains de Gaston Prinet (diplomate ayant exercé de 1884 à 1908) et a été remis au Ministère par Marguerite Prinet le 2 décembre 1988 [3]. On ignore tout du mode d’acquisition du second exemplaire en noir (107 folios) qui a fait l’objet d’une reliure soignée en maroquin vert [4].


Les recherches entreprises dans les catalogues de bibliothèques publiques française ou étrangère n’ont permis de localiser que deux autres exemplaires : l’un à la bibliothèque Carnegie à Reims, l’autre à la bibliothèque de l’université de Harvard. L'exemplaire de la bibliothèque Carnegie lui a été donné par Jules Lefranc le 29 novembre 1957. Il est édité en noir et ne présente aucune particularité d'édition ou d'usage (table des matières ou annotations).

Des auteurs du sérail

L’Album comique des Affaires étrangères est l’œuvre de sept dessinateurs qui marquent de leur chiffre chacune de leurs caricatures. L’attribution de deux chiffres, présents sur deux planches, demeure inconnue. Le contributeur le plus important est Joseph Mollard (1833-1888), auteur de quatre-vingt-trois dessins. Les quatre autres caricaturistes sont : Arthur Ponsignon (1838-1915), auteur de vingt-neuf dessins ; Axel Duboul (1842-1902), neuf dessins ; Armand Nisard (1841-1925), six dessins ; Georges Godard d’Aucour de Plancy (1844-1934), six dessins.

Joseph Hippolyte Gabriel Mollard (1833-1888)

Joseph Mollard est un diplomate ayant fait toute sa carrière au service du Protocole où il entre en 1852. Il est directeur du Protocole et introducteur des ambassadeurs de 1874 à 1888. Il est le principal contributeur de l’Album comique pour lequel il compose quatre-vingt-deux caricatures sur les cent-trente-quatre répertoriées.


Joseph Mollard est issu d'une famille d'artistes. Il est le fils de Pierre-Joseph Mollard (1805-1875), orfèvre à Grenoble, et le petit-fils de Joseph Mollard (né en 1765) lui-même issu d’une longue lignée d’orfèvres et de maîtres horlogers qui semble débuter avec Jacques Mollard, actif à Grenoble entre 1693 et 1717. Peintre, graveur et dessinateur, élève de Blanc-Fontaine (peintre de genre, portraitiste et paysagiste qui était aussi son cousin), Joseph Mollard est l’auteur d’un recueil d’eaux-fortes sur le Dauphiné, paru en 1861 chez Cadart à Paris. Il dessine aussi Berlioz en 1855. Son frère, Auguste, né en 1836, est, lui, un orfèvre réputé qui a créé le procédé de fabrication d'émaux dits translucides (technique consistant à glacer par une fine couche d’émail une surface déjà gravée ou sculptée en bas-relief). Leur sœur, Amélie, gravite elle aussi dans le monde de l’art puisqu’elle est peintre. Elle suit les cours de Mme Camille Isbert (1825-1911), spécialiste des portraits miniatures et débute au Salon avec des portraits, en 1879. Auguste, Joseph et Amélie Mollard sont également les cousins du peintre Jules Flandrin (1871-1947).


Le fils de Joseph, Armand Mollard (1862-1930), poursuit également une carrière diplomatique. Attaché au service du Protocole en 1881, il en devient le chef de 1902 à 1913 avant de devenir ambassadeur de France au Luxembourg.

Marie Alexis Arthur Ponsignon (1838-1915)

Né en 1838, il débute sa carrière comme commis attaché à la direction des Consulats et Affaires commerciales en 1860 et passe commis expéditionnaire en 1863. Il est nommé commis principal à la direction des Consulats en 1873 puis rédacteur adjoint à cette même direction en 1877. En 1880, il occupe les fonctions d’archiviste à la direction des Affaires commerciales.


Promu consul de 1re classe en 1881, il est envoyé à Carthagène (Espagne), alors même que la gestion de la ville est rendue difficile par l’afflux massif de réfugiés espagnols en provenance d’Algérie suite au soulèvement de Bou-Amana et au massacre de Khalfallah. Des milliers d'Espagnols, sans ressources, demandent alors à être rapatriés en urgence et gratuitement à la charge du gouvernement espagnol. La France cherche à limiter l’exode de la main d’œuvre européenne, mais celui-ci ne peut être freiné. Les autorités françaises tentent néanmoins de faire le maximum obstacle à leur départ, et la situation, déjà tendue, menace de s’aggraver. « Chaque jour, il y avait des échauffourées dans les rues, entre colons français et espagnols, entre ceux-ci et la police, entre la masse de gens qui voulaient partir et les contrôles des ports » [5].  La grogne monte chez les Espagnols contre la France qui contrôle l’Algérie et des voix s’élèvent pour dénoncer son manque d’implication dans les événements. Le journal El Imparcial alimente le ressentiment contre la France à travers divers éditoriaux et son directeur, José Ortega Munilla, réclame du gouvernement espagnol une attitude énergique pour obtenir de la France des compensations économiques pour les victimes et des garanties pour les personnes et les intérêts espagnols restés en Algérie.


En 1885, Ponsignon est nommé comme consul général à Cadix puis à Barcelone en 1887. Ministre plénipotentiaire de seconde classe en 1897, il est envoyé la même année à Montevideo. Devenu ministre plénipotentiaire de 1re classe en 1899, il fait alors valoir ses droits à la retraite.

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  • Joseph Mollard (caricature)

    Joseph Mollard (fol. 66)

    par lui-même

Henri Théodore Axel Duboul (1842-1902)

Axel Duboul, né à Toulouse en 1842 et mort en 1902, est un diplomate et historien français, spécialiste de l’histoire de Toulouse. Il est consul de France à Galaţi (Roumanie) entre 1873 et 1874, puis à Bilbao (Espagne) entre 1874 et 1877.


Il est également membre de l'Académie des Jeux floraux. Issue des Jeux floraux institués en 1323, à Toulouse, par sept troubadours pour maintenir le lyrisme courtois, cette compagnie, qui entend promouvoir la poésie et la littérature, est dotée du statut d'Académie en 1694 par Louis XIV. De célèbres littérateurs, alors encore tout jeunes, furent récompensés par cette société, notamment Victor Hugo et Chateaubriand.

François Auguste Armand Nisard (1841-1925)

Armand Nisard est né en 1841. Il est le fils de l’universitaire Jean Marie Nicolas Auguste Nisard et le neveu du littérateur Désiré Nisard, qui a, entre autres, collaboré à la Revue des deux Mondes, la Revue de Paris et la Revue contemporaine, et a été nommé directeur de l’École normale supérieure en 1857.


Attaché à la direction politique en 1864, Armand Nisard devient rédacteur dans ce même service en 1874 et sous-directeur en 1881. Comme suite à un décret du 7 janvier 1886 retirant de la compétence du ministère de la Marine et des Colonies les affaires des pays placés sous protectorat au profit du ministère des Affaires étrangères, Armand Nisard prend la tête de la sous-direction des Protectorats (créée par arrêté du 8 janvier 1886). Il participe également comme premier délégué français à la Commission chargée de préparer la délimitation des possessions anglaises et françaises sur la côte occidentale d’Afrique en 1889. Il est promu la même année ministre plénipotentiaire de 1re classe puis directeur des Affaires politiques. En 1898, il est envoyé comme ambassadeur à Berne. Il occupe son dernier poste diplomatique la même année en tant qu’ambassadeur au Vatican. Le Journal illustré du 8 janvier 1899, brosse un portrait particulièrement élogieux de lui : « Le choix de M. Nisard pour diriger l’ambassade de France près le Vatican reçoit l’assentiment universel. Il est difficile en effet de rencontrer un diplomate qui possède mieux les conditions traditionnelles du métier. Grand, mince, de tournure élégante […] il a franchi lentement, dans les bureaux du Quai d’Orsay, toutes les étapes de la carrière et il a conquis tous les grades par son travail et son intelligence. On peut dire de lui, sans exagération, qu’il est de tous les Français de notre temps, y compris quelquefois les ministres sous lesquels il a servi pendant neuf ans […], celui qui connaît le mieux l’échiquier des affaires internationales. […] M. Nisard rédigeait […] à la perfection les dépêches diplomatiques. Sa plume châtiée pratique à merveille l’art des nuances, sans rien donner à la facilité et à l’improvisation. [Il] a reçu d’ailleurs une éducation littéraire des plus soignées et il a fait, dit-on ses preuves, autrefois, dans le journalisme, avec un plein succès […]. » Il est admis à la retraite en 1904.

Georges Auguste Charles Godard d'Aucour de Plancy (1844-1934)

Né à Paris, le 1er janvier 1844, Georges Godard d'Aucour, baron de Plancy, est le fils d’Auguste Godard d'Aucour de Plancy (1778-1855). Il commence sa carrière au ministère des Affaires étrangères comme attaché surnuméraire à la direction politique en 1867. Attaché payé en 1873, il devient commis principal en 1876 et rédacteur en 1877. Il passe chef du bureau d’ordre de la direction politique en 1880. Nommé secrétaire de 1re classe à Berlin en  1881, il est promu ministre plénipotentiaire de 2e classe en 1885, et mis en disponibilité sur sa demande la même année. Il épouse en 1882 Marie von Oppenheim, issue d’une vieille dynastie de banquiers juifs allemands portant le même nom. Il fait éditer en 1904 les Souvenirs du comte de Plancy (1798-1816), écrits en 1845 par  Adrien Godard d’Aucour de Plancy, son grand-père.

Un trombinoscope unique

Cent-trente agents sont caricaturés (cinq à deux reprises) dans le cadre de leurs activités professionnelles ou privées. Chaque dessin est signé par le modèle. Si l’on compare la manière dont ils sont représentés et leurs affectations successives, il aura fallu plusieurs années pour constituer ce trombinoscope offrant, parfois, la seule représentation connue de certains d’entre eux. Les auteurs se sont très rarement autorisés à portraiturer des agents au sommet de leur hiérarchie (directeurs, ambassadeurs ou consuls généraux). Ils exercent leurs talents sur les attachés surnuméraires, attachés payés, commis, rédacteurs, sous-directeurs à l’administration centrale ou les attachés libres, secrétaires, consuls, chanceliers, élèves-consuls, vice-consuls affectés dans les ambassades, légations et consulats. Quatre-vingt-treize sont affectés dans les services parisiens du Ministère et quarante-deux sont employés dans les postes à l’étranger. Le personnel diplomatique et consulaire est alors exclusivement masculin. La première femme (Suzanne Borel) admise dans la Carrière sera reçue au concours en 1930.

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  • Edouard Bourcier Saint-Chaffray (caricature)

    Edouard Bourcier Saint-Chaffray (fol. 69), rédacteur à la direction des Fonds et de la Comptabilité

    par Joseph Mollard

Mode de recrutement du personnel au cours de la seconde moitié du XIXe siècle

En 1869, le Ministère compte 31 ambassades et légations, 131 consulats généraux et consulats à l’étranger où environ 470 agents sont nommés. À Paris, 95 agents travaillent au cabinet du Ministre et dans les quatre directions, installés depuis 1854 au quai d’Orsay.


Pour se faire admettre aux Affaires étrangères, il faut être recommandé par une personnalité influente (diplomate ou non) et disposer d’importants moyens financiers. Ce mode de recrutement, dominé par l’aristocratie et la haute bourgeoisie, peut expliquer la relative homogénéité sociale de ce milieu. Les jeunes gens qui se préparent aux carrières diplomatique ou consulaire peuvent être employés en qualité d’auxiliaires dans les bureaux de la direction des Archives. Pour contenir le nombre des candidats, contrôler leurs connaissances et vérifier leurs compétences, plusieurs mesures sont prises sous le Second Empire. Le 17 décembre 1853, un décret exige que les attachés non payés (surnuméraires à l’administration centrale et libres dans les ambassades et les légations) justifient de l’obtention d’un diplôme de licencié en droit. Un décret du 18 août 1856 organise le corps des secrétaires et attachés d’ambassade et de légation. Il limite leur nombre, précise l’évolution de leur carrière, fixe leur rémunération et leur niveau de fortune. Les tâches consulaires ayant un caractère technique, un arrêté impose, le 13 juillet 1868, un examen aux candidats à un emploi de surnuméraire à la direction des Consulats et des Affaires commerciales, parmi lesquels seront plus tard choisis les élèves-consuls. Pour être autorisés à se présenter aux épreuves écrites et orales, ils doivent avoir entre 20 et 25 ans. Les attachés subissent ensuite une période probatoire de trois à huit années. Ils doivent être assidus et faire valoir leurs aptitudes sans être rémunérés et sans être certains d’être un jour définitivement recrutés. Lorsque l’agent est intégré, il peut profiter des passerelles, à présent reconnues par les textes, entre le corps des fonctionnaires de l’administration centrale, celui des agents diplomatiques et des personnels du service consulaire.


Les réformateurs républicains de la IIIe République font évoluer la Carrière. Les mesures qu’ils prennent en 1877 et 1880 établissent de nouvelles procédures de sélection conformes au modèle méritocratique en limitant l’influence de la cooptation et des critères sociaux dans le recrutement. Ils instaurent un concours unique et veillent à diversifier le profil social du personnel aux Affaires étrangères.

Notes

  • 1

    À l'occasion de cette étude, plusieurs méthodes de recherche ont été mises en œuvre pour collecter des informations relatives aux agents caricaturés et, parfois, permettre leur identification.

    Les annuaires diplomatiques ont été consultés pour contrôler les éléments trouvés dans la table des matières de l'exemplaire coté Rés. D 22 et les compléter.

    Afin de s’assurer de l’exactitude des informations recueillies, les dossiers administratifs des agents ont été examinés pour lever les doutes sur certaines identités. Beaucoup de caricatures fournissent des indices contextuels renseignant sur leur parcours professionnel ou leur passe-temps. Quand on ne parvenait pas à déterminer avec certitude l’identité de l’agent et qu’une hésitation perdurait avec un homonyme, l’étude des signatures sur des pièces versées au dossier de carrière a parfois permis de confirmer l'identification.

    La découverte de clichés photographiques pris de quelques agents offre des points de comparaison saisissants (Charpentier ou le baron d’Orgeval) et parfois étonnants (Morgan). La plupart de ces documents ont été extraits des collections iconographiques des Archives diplomatiques. 

    Enfin, les recherches généalogiques ont été mises à profit afin de mieux comprendre les liens de filiation qui pouvaient exister entre des agents portant le même nom. 

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  • 2

    MAE, Bibliothèque, Rés. D 22

    Cet exemplaire est pourvu d’une table des matières signalant pour la majeure partie des agents une affectation connue dans les années 1860. Ces indications sont globalement fiables. Toutefois, certaines erreurs ont été relevées au cours de l’étude.

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  • 3

    MAE, Bibliothèque, Rés. D 22 bis

    On trouve dans cet album trente-et-une caricatures originales ne figurant pas dans l'album coté Rés. D 22 : Xavier Eugène Maurice Le Ray, duc d'Abrantès ; Jacques, comte de Belbeuf ; Marie Cyprien Anatole, comte de Bellissen ; Charles Béranger ; Edouard Bourcier Saint-Chaffray ; Frédéric Albert Bourée ; Paul Cavelier de Cuverville ; Casimir Paul Challet ; Louis Albert Lévesque, comte de Champeaux ; Pierre Louis Jean-Baptiste, comte de Colbert-Chabannais ; Louis Claude Augustin Eydin ; Charles Marie Michel Goyon, duc de Feltre ; Félix Bastien, baron de Feuillet de Conches ; Gaston Jules Alexandre Gaillard ; Marie Jean Léonard Claude Louis Guillemin (seconde caricature) ; Auguste Henri Blanc de La Nautte d'Hauterive (seconde caricature) ; Charles Georges Jagerschmidt ; Paul Amable Olivier, baron de La Villestreux ; Robert Lipman ; Henry Guillaume Alfred Mimaut ; Gustave Louis Lannes, comte de Montebello ; Charles Louis Stanislas, comte de Moüy ; François Auguste Armand Nisard ; Constant Jules Paillard-Ducléré ; Gaétan Partiot ; Jean Philippe Gustave Roger Le Doulcet, comte de Pontécoulant ; Paul Louis Reynaud ; Edmond Rinn ; Claude Augustin Olivier Poullain, comte de Saint-Foix (faire-part de chasse) ; Léon Armand Anatole, vicomte de Salignac-Fénelon

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  • 4

    MAE, Bibliothèque, 80 D 3

    On trouve dans cet album cinq caricatures originales ne figurant pas dans les albums cotés Rés. D 22 et Rés. D 22 bis : Roger Frédéric Batbedat ; Jules Gabriel Herbette (seconde représentation) ; François Jollivet-Castelot ; Louis Albert Marie Paul de Laigue ; Joseph Anne Amédée François Ripert, marquis de Monclar

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  • 5

    Quelques conséquences en Espagne du soulèvement Algérien de 1881 (dans les courants migratoires hispano-algériens et dans relations hispano-françaises) / Juan-Bautista Vilar. In : Mélanges de la Casa de Velázquez (tome 19, 1983, pp. 275-291)

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