Pierre Victurnien Vergniaud, auteur de l'Infidèle jaloux : comédie en prose inédite, perdue puis retrouvée

Les travaux de récolement et de catalogage réservent souvent de belles surprises. En préparant le signalement des manuscrits de la Bibliothèque dans le catalogue général des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (2019), une œuvre théâtrale a attiré l’attention des bibliothécaires. Deux inscriptions, sur la page de titre et la reliure, précisent son auteur, un certain Vergniaux.

Avocat, homme politique et littérateur

Verniau, Vergniau, Vergniaux ou Vergniaud ? L’orthographe de son patronyme est fluctuante, il n’est donc pas étonnant que le manuscrit soit passé inaperçu car le lien ne s’est pas fait immédiatement entre Vergniaux et Vergniaud, comme l’on a pour habitude d’écrire à présent le nom de cet homme politique et révolutionnaire français.

Acte de baptême de Vergniaud, enregistré le 31 mai 1753 (registre de la paroisse Saint-Michel-des-Lions à Limoges, vue 141)

Le 31 mai 1753, sur le registre des baptêmes de la paroisse Saint-Michel-des-Lions (Limoges), la naissance de Pierre Victurnien Verniau est ainsi enregistrée. Natif de Limoges, il est repéré par Turgot qui l’envoie étudier à Paris. En 1781, il s’installe à Bordeaux comme avocat. Élu député de la Gironde à l’Assemblée législative puis à la Convention nationale, il est considéré comme l’un des brillants orateurs de la Révolution. Arrêté le 2 juin 1793, il est guillotiné le 30 octobre avec vingt-un autres députés girondins.

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  • Vergniaud. Portrait (gravure)

    Vergniaud

    par Antoine Lambert Claessens

Dans sa préface à Vergniaud [1], Michel Lhéritier décrit le contenu de sa bibliothèque : « des livres de droit en abondance pour le praticien, les grands classiques, ceux de l’Antiquité et ceux de l’époque moderne ; les grands philosophes… ; les œuvres de Turgot et de Dupaty… les deux grands orateurs Démosthène et Cicéron… ». La bibliothèque municipale de Bordeaux [2] détient le catalogue des 419 volumes ayant appartenu à Vergniaud (fol. 263-276, vues 139-146), confisqués après sa condamnation et transférés « au dépôt national le 10 germinal l’an 2e » (30 mars 1794). Vatel consacre un chapitre à sa collection dont il en restitue le classement primitif, vraisemblablement observé par Vergniaud [3].

Les historiens ayant écrit sur Vergniaud signalent son goût pour les Belles Lettres et le théâtre (Racine, Molière ,...) [4]. À Bordeaux, dans les salons, il cède sans doute « à la fureur de jouer la comédie ». Membre du Musée de Bordeaux (société savante) [5], il s’exerce aussi à composer des vers [6]. À Paris, Vergniaud est un habitué de la Comédie française et de l'Opéra. Il est très lié à Talma dont il fréquente le salon.


Eugène Lintilhac [7] pose cette question dans la biographie qu’il consacre à Vergniaud [8] : « poussa-t-il plus loin ces distractions littéraires et eut-il de plus hautes ambitions d’auteur, celle du théâtre par exemple ? ». Vatel signale la découverte, en septembre 1872,  dans le grenier de la bibliothèque municipale de Bordeaux d’une caisse où l’on a trouvé, parmi d’autres papiers saisis à son domicile rue du Hâ, un paquet de pièces appartenant à Vergniaud. Dans le quatrième dossier [9], l’inventaire publié décrit le brouillon d’une lettre (non datée), attribuée à Vergniaud et adressée à un inconnu. On y lit un passage semblant confirmer qu'il a écrit une pièce de théâtre : « Quant à moi, Monsieur, les circonstances m'ont déterminé à hazarder de produire au grand jour un ouvrage fait sans la moindre prétention. C'est le premier pas que j'ai fait dans la carrière du théâtre, et assurément le dernier. J'ai promis les corrections qu'on m'a demandées ; si elles ne suffisent pas, tout est dit, j'enterrerai à jamais mon enfant malheureux. Thalie et la Chicane ont des caractères trop disparates pour qu'on puisse les courtiser toutes les deux ; mon devoir m’enchaîne à la suite de l’hydre... ». Serait-ce notre pièce ? On pourrait le penser. Lintilhac a cherché en vain à consulter ces archives qui avaient été alors égarées, peut-être lors du déménagement de la Bibliothèque en 1891 [10].

L'Infidèle jaloux : une oeuvre connue ... mais inconnue !

La bibliothèque des Archives diplomatiques reçoit cet article par legs. Le 15 février 1899, Marie-Héloïse Garnon décède. Elle est la veuve de Prosper Faugère (1810-1887). Par testament en date du 12 janvier 1895, elle lègue au ministère des Affaires étrangères la majeure partie des volumes ayant composé la bibliothèque de son mari. 1 548 titres viennent alors enrichir les collections imprimées. Ils forment un fonds particulier, identifié par la cote Fg.

Prosper Faugère (1810-1887) est un historien et un homme de lettres. Il entre au ministère des Affaires étrangères en 1840. Il est nommé directeur des Archives et des Chancelleries en 1866. Il le reste jusqu’à son départ en retraite en 1880.

Deux notes inscrites sur le premier feuillet permettent d'apprendre que ce manuscrit relié de 35 folios a eu au moins trois autres possesseurs avant Prosper Faugère : un certain A. L. M. qui identifie l'auteur de la pièce ; un anonyme qui indique que les actes 1 et 4 sont de la main de Vergniaud et qu'il a acheté le manuscrit à M. de Bure. Les recherches menées ont permis de confirmer et préciser tout cela.

Les quelques lettres autographes ayant pu être consultées confirme le fait que l'écriture des actes 1 et 4 est bien celle de Vergniaud.

Trois catalogues de vente de livres signalent L'Infidèle jaloux :

  • Aubin-Louis Millin de Grandmaison (1759-1818), A.L.M. est ainsi identifié : vente du 24 mai 1819 (chez les frères De Bure). Belles Lettres, p. 67, no 715 : L’Infidèle jaloux par M. Vergniaux. In 4o. dem. rel. Manuscrit sur papier. Une note signée de M. Millin dit que ce volume est autographe. Prix en mention marginale : 12.5
  • Jean-Jacques Debure (1765-1853) et Marie-Jacques Debure (1767-1847), libraires de la Bibliothèque royale, se séparant le 22 janvier 1835 du fonds de leur librairie. Manuscrits français, Belles Lettres, p. 18, no 44. Vergniaux, L’Infidèle jaloux, comédie en prose et en 4 actes. In 4o, cart. 15 fr. (NDR : prix imprimé)
  • Louis-Aimé Martin (1782-1847) : vente du 18 novembre 1847. Le catalogue signale que la reliure de veau blond a été réalisée par Jean-Edouard Niédrée (1803-1854). C'est peut-être à cette vente que Faugère fait l'acquisition de l'ouvrage. Belles Lettres, p. 105, no 626. Vergniaux, L’Infidèle jaloux, comédie, in 4o, v. f. fil. (Niédrée). Manuscr. autographe de Vergniaux, député à la Convention. Ces autographes sont des plus rares. Prix en mention marginale : 71

La seconde annotation portée sur le premier feuillet du manuscrit ne semble pas être de la main de M. Aimé-Martin : « J'ai acheté cette pièce à M. Debure ». Un quatrième acheteur reste à découvrir.

Pièce à jouer !

Depuis sa découverte en 2019, la pièce de théâtre de Vergniaud a fait l'objet d'un travail de transcription et de documentation. On ignore si « l'enfant malheureux » a été enterré volontairement par Vergniaud ou a été jeté dans l'oubli par le sort funeste réservé à son auteur. Il faut souhaiter que l'Infidèle jaloux retiendra l'attention d'une compagnie théâtrale, sortira de l'ombre et fera connaître une autre facette du brillant orateur de la Révolution.

Une comédie en prose et en quatre actes

Personnages

Célimène

Jeune veuve de 24 ans, Célimène est engagée avec Florville. Faisant toujours preuve de constance, elle est une figure morale pour Julie, sa nièce.


Julie

Nièce de Célimène, Julie est âgée de 15 ans lorsqu’elle sort du couvent pour épouser le comte de Keransker. Sa mère étant décédée, c’est sa tante Célimène qui veille sur elle et la guide. Naïve et innocente, elle découvre l’amour en la personne de Florville.


Florville

Le marquis de Florville est âgé d’une vingtaine d’années. Inconstant, il s’éprend de Julie alors même qu’il est engagé vis-à-vis de Célimène. Effronté, jaloux, il est prêt à tout pour conquérir le cœur de Julie.


Blincourt

Ami de Florville, Blincourt est un séducteur invétéré qui n’hésite pas à accéder à la demande de son ami : séduire Célimène afin de lui faire oublier Florville.


Keransker

Breton de 40 ans, bien établi, le comte de Keransker souhaite se marier. Promis à Julie, il tombe sous le charme de la tante de celle-ci, Célimène. Décrit comme un homme respectable, il est prêt à tenir sa promesse envers Julie, si tel est le vœu de sa tante.


Lisette

Au service de Julie, Lisette est  une jeune femme espiègle qui n’hésite pas à servir de messagère pour sa maîtresse et à lui prodiguer des conseils.


Pasquin

Valet du comte de Keransker, il s’est entiché de Lisette et cherche à la séduire.

Propos

Comédie en quatre actes, l’Infidèle jaloux expose les amours contrariés du marquis de Florville et de Julie. Depuis que la jolie nièce de Célimène, est sortie du couvent, Florville en est tombé éperdument amoureux. Seulement, Florville doit épouser Célimène, la tante de Julie, et Julie, elle, est promise au comte de Keransker. Florville imagine alors un plan pour échapper à son mariage avec Célimène et épouser l’élue de son coeur. Il demande à son ami Blincourt de séduire Célimène afin qu’elle reprenne son dédit et qu’en guise de consolation, elle lui offre la main de sa nièce. C’est à partir de ce moment que se révèle la terrible jalousie de Florville, offusqué de voir son ancienne amante accepter la cour d’un autre. Alliance du marquis et de son ami, complicité de la maîtresse et de la servante, entente de la tante et du comte, ce chassé-croisé amoureux s’emballe entre conspirations badines et ébullition des sentiments. Le lecteur suit avec délice les tribulations de Florville jonglant entre sa jalousie maladive et les quiproquos qui en découlent.


Acte 1

Florville, épris de Julie, demande une faveur à son ami Blincourt : qu’il séduise Célimène afin qu’elle l’oublie. Celle-ci ne s’y trompe pas et accuse Florville d’être inconstant. Prenant ombrage de l’indifférence de Célimène à son égard, Florville se lamente de l’infidélité des femmes et de leur méchanceté.

Lisette subit quant à elle la cour de Pasquin et elle lui apprend que Julie ne souhaite pas se marier au comte de Keransker. En effet, Julie éprouve de tendres sentiments non pour le comte mais pour le marquis de Florville.


Acte 2

Julie demande à sa tante un délai pour son mariage. Le Comte révèle à son valet qu’il nourrit des sentiments pour Célimène.

Célimène s’en tient à la parole donnée au Comte et souhaite toujours que sa nièce Julie lui soit unie. Cependant, elle est émue et sensible à l’intérêt qu’il lui porte. De son côté, Florville se montre toujours irrité du désintérêt que Célimène lui porte à présent.


Acte 3

Florville se rend compte que Julie ne règne pas sur le cœur de Keransker, et réciproquement, ce qui lui fait ressentir une grande joie. Blincourt poursuit sans succès sa cour auprès de Célimène pendant que Florville se cache dans un cabinet pour écouter leur entrevue.

Julie, même si elle aime Florville, se défie de son inconstance et se fâche de son infidélité notoire. Désespéré, celui-ci retourne auprès de Célimène et réclame les droits qu’il a sur elle suite à la promesse qu’ils avaient échangée. Julie annonce alors qu’elle épousera le Comte, au grand désarroi de sa tante et de ce dernier.


Acte 4

Florville va trouver Julie pour lui renouveler ses sentiments. Il avoue également à Célimène l’amour qu’il porte à Julie et ils rompent définitivement leur engagement l’un envers l’autre. Célimène ne lui tient pas rigueur de son comportement, quand bien même Florville se pique toujours de jalousie envers Blincourt.

Arrive Keransker qui  déclame son amour à Célimène. Julie exprime alors ses sentiments pour Florville et reprend son engagement envers le Comte qui est maintenant libre de se marier avec sa tante. Pasquin et Lisette sont promis également l’un envers l’autre. Florville et Julie sont libres de vivre leur passion. Seul Blincourt se retrouve défait.

Notes

  • 1

    Vergniaud / Michel Lhéritier (préfacé et commenté par). Monaco : éditions Hemera, 1949

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  • 2

    Bibliothèque municipale de Bordeaux. Catalogue des manuscrits. Partie 3. Mss 739-1184

    Répertoire, par ordre alphabétique, de toutes les bibliothèques du district de Bordeaux, département du Bec-d'Ambez, transférées au dépôt des bibliothèques nationales… (ms 840, fol. 85)

    Catalogue de la bibliothèque du Collège national. Bibliothèque de Vergniaud (ms 860, fol. 263-276)

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  • 3

    Recherches historiques sur les Girondins : manuscrits, lettres et papiers, pièces pour la plupart inédites : ouvrage accompagné de deux portraits originaux, de deux gravures et d'un fac-simile / Charles Vatel (classées et annotées par). Paris : J.-B. Dumoulin, 1873 (2 vol.) ; tome II, pp. 349-353 (catalogue), pp. 354-356 (analyse du corpus)

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  • 4

    On les trouve dans le catalogue de sa bibliothèque à Bordeaux.

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  • 5

    Le Musée de Bordeaux / Johel Coutura. In : Dix-huitième siècle, 1987, pp. 149-164

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  • 6

    Lettre et vers de Vergniaud (26 août 1788). In : Archives historiques du département de la Gironde, 1878, tome 18, pp. 552-555

    Cette lettre suivie de la poésie intitulée Adieux aux bois et aux ruisseaux se trouve à présent dans le manuscrit 829/2, conservé à la bibliothèque municipale de Bordeaux.

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  • 7

    Vergniaud, le drame des Girondins / Eugène Lintilhac. Paris : Hachette, 1920

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  • 8

    Lintilhac, p. 31

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  • 9

    Vatel, tome I, p. 192, lettre 5

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  • 10

    Sollicitée par courriel, le 31 août 2021, la bibliothèque municipale de Bordeaux a confirmé le résultat de cette recherche infructueuse.

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Voir aussi