Relier aux Archives diplomatiques sous l'Ancien Régime

Le 12 mai 1937, au cours d’une séance de la commission des Archives diplomatiques, Gabriel Hanotaux déplore : « On ne relie plus depuis 1897. C’est la preuve qu'on néglige » [1].

Relier, une tradition

La reliure est pourtant une tradition scrupuleusement entretenue au dépôt des Affaires étrangères. Lorsqu’il peut arriver que l’on omette d’apprêter les correspondances, il y est remis bon ordre. C’est ainsi que le 28 octobre 1772, un mémoire sur l’état du Dépôt signale que les papiers sont en liasses et n’ont pas été reliés depuis 1740. « Ces liasses sont attachées par le milieu avec des ficelles, ou rubans de fil, et ces liens qu’il faut ôter et remettre souvent, rongent nécessairement les papiers. Il y a des pièces dont les bords sont déjà fort dégradés et l’écriture détruite ». Il est précisé que le duc d’Aiguillon a donc donné l’ordre de reprendre les travaux de reliure et destiné à cette opération 3 à 4 000 livres par an [2].


Au secrétariat d’État aux Affaires étrangères, Charles Colbert de Croissy (1680-1696) est le premier à organiser la collecte et le classement de ses papiers ainsi que ceux de ses prédécesseurs, Hugues de Lionne (1663-1671) et Arnaud de Pomponne (1671-1679). Ils sont ensuite reliés et l’on appose ses armes (« guivre tortillée d’azur mise en pal ») et son chiffre (double C entrelacés) sur les plats et le dos des volumes. Il suit sûrement ainsi l’exemple de son frère, Jean-Baptiste Colbert (contrôleur général des Finances) qui a fait relier tous les papiers du ministère du cardinal Mazarin.


Il est possible que la Bibliothèque du roi ait été consultée pour conduire les premières opérations de reliure. Dépendant de Jean-Baptiste Colbert, les dépenses de reliure y sont centralisées par Nicolas Clément (1647-1712) auquel Colbert de Croissy a confié le classement des papiers de son Ministère. Les relieurs du roi sont donc vraisemblablement mis à contribution. Le 6 août 1706, une lettre adressée au marquis d’Argenson (alors lieutenant général de police) fait état des tracasseries que Louis Dubois (relieur ordinaire du roi de 1689 à 1728) subit de la part de la communauté des relieurs. Il est écrit qu’il est « souvent occupé à la reliure des volumes qui regardent les affaires estrangères » [3].

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  • Reliure en maroquin rouge aux armes de Charles Colbert de Croissy (plat supérieur)

    Reliure aux armes de Charles Colbert de Croissy

    diplomate et secrétaire d'État aux Affaires étrangères (1680-1696)

Habiller et décorer les reliures

Le maroquin rouge du Levant est tout d’abord majoritairement utilisé. Les envoyés et agents de Jean-Baptiste Colbert, et des autres secrétaires d’État, sont sollicités pour organiser en Afrique du Nord et au Moyen-Orient un approvisionnement en peaux qui se révèle être de plus en plus difficile et coûteux. Parmi les pourvoyeurs, on trouve Pétis de Lacroix, célèbre traducteur de langues orientales [4]. Le 6 mars 1757, Louis Phélypeaux de Saint-Florentin (secrétaire d’État à la Maison du roi) écrit à François Marie Peyrenc de Moras (contrôleur général des Finances et secrétaire d'État à la Marine) au sujet de l’achat par le consul de France à Alep de deux mille peaux de maroquin du Levant pour l’usage de la Bibliothèque du roi où il ne reste plus qu’une petite quantité de la dernière commande effectuée en 1740 au même endroit. M. de Moras écrit dès le 14 mars à Pierre Thomas (consul à Alep depuis 1748) pour lui transmettre ses ordres. Le choix doit se porter sur des peaux qui doivent être « touttes rouges d’une belle couleur, et uniforme pour le ton et la nüance,… ny trop épaisses ny trop dures, les plus moelleuses étant celles qui conviennent le mieux ». Il est nécessaire de « ne pas prendre ces peaux trop petites par ce quelles donneroient en les employant un déchet trop considérable » [5].


Si l’on prend pour exemple les séries de correspondances politiques Angleterre, Autriche, Espagne et Hollande, on peut constater que les archives produites au cours des dernières années d’activité de Colbert de Croissy sont reliées le plus souvent en veau brun aux armes royales. Le maroquin rouge réapparaît sur les volumes marquant l’arrivée aux affaires de Jean-Baptiste Colbert de Torcy (1696-1715). Succédant à son père, il poursuit son œuvre en faveur de la sauvegarde de la mémoire de son département ministériel. Au Dépôt du Louvre, il fait aménager une pièce « pour le travail des relieurs, afin qu’ils n’emportassent pas chez eux des papiers d’aussi grande conséquence » [6]. Ses armes, entourées du collier de l’ordre du Saint-Esprit, et son monogramme parent alors les plats et le dos des volumes d’archives produites jusqu’à son départ.

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Relieurs en ville et relieurs à domicile

Comme il faut considérer que la reliure des lettres, mémoires et autres billets nécessite un travail préparatoire considérable puisqu’il faut soumettre au relieur des documents classés de manière rigoureuse, sans oubli de pièces importantes, sans erreur d’appartenance et foliotés afin que leur ordre ne puisse être interverti au cours des opérations, il est très vraisemblable que ces documents ont été reliés plusieurs années après qu’ils aient été reçus. La présence des armes de Colbert de Torcy sur les reliures ne doit donc pas exprimer exclusivement sa volonté de marquer une forme de possession sur ces papiers d’État puisqu’il a quitté son emploi lorsque les derniers d’entre eux sont reliés. Il faut aussi y voir une volonté du dépôt des Archives de présenter sur les reliures l’identité du secrétaire d’État titulaire de la charge à cette époque.


Le 30 mars 1747, une note remise au marquis de Puysieux (1747-1751) indique que l’on a commencé sous le ministère d’Amelot de Chaillou (1737-1744) à relier les volumes en veau « pour que la dépense en fut moins considérable » [7] et que les reliures qui ont été faites depuis le ministère de Colbert de Torcy ont été marquées aux armes du roi. Deux reliures en maroquin aux armes du cardinal Dubois (1718-1723) et de Chauvelin (1727-1737) ont pu être identifiées offrant des exceptions à cette règle. Elles couvrent le premier volume des présents du roi [8] et un mémoire sur le duché de Lorraine [9]. Les reliures de la Gazette de France pour la période 1762-1769 sont en maroquin et portent les armes de Choiseul-Stainville et Choiseul-Praslin.

Relier pour bien conserver, relier pour mieux transmettre : les Colbert, Croissy et Torcy, père et fils, y ont veillé les premiers. Leurs successeurs maintiendront cette bonne pratique. Au Louvre et à Versailles, ils feront aménager une pièce pour les relieurs « afin qu’ils n’emportassent pas chez eux des papiers d’aussi grande conséquence ».

Plusieurs mémoires et lettres permettent d’identifier la nature et la qualité des travaux de reliure exécutés au XVIIIe siècle [10]. Ils désignent également les artisans ayant été sollicités : Douceur en 1744 et 1750, Le Tellier en 1775 et Bradel à une date indéterminée. L’état des dépenses réalisées pendant l’année 1770 indique que vingt-neuf volumes ont été reliés par M. Delermoy [11].


Le rapport sur la reliure au dépôt des Affaires étrangères pendant l’année 1775 fait également apparaître des travaux de reliure, de brochage et des achats d’imprimés pour le Dépôt [12]. Une recherche conduite dans le catalogue a permis de trouver dix titres sur les quinze cités [13]. Les exemplaires présentent la particularité de ne porter aucune des marques attribuées au dépôt des Archives sous l’Ancien Régime, ni ex-libris, ni étiquette. Leurs reliures présentent quelques similitudes sans, toutefois, laisser apparaître une volonté d’adopter un modèle caractéristique.


Comme ce fut le cas au Louvre, un cabinet destiné aux relieurs [14] est installé à Versailles. L’état des dépenses pour l’année 1775 précise la nature des travaux exécutés pour l’aménager sous l’escalier montant au dépôt des Archives. En dépit de retards et d’imperfections, le recours à la reliure n’est jamais perdu de vue sous l’Ancien Régime. Le veau remplace peu à peu, par souci d’économie, le maroquin et les armes royales détrônent celles des secrétaires d’État !

Notes

  • 1

    MAE, Archives des Archives diplomatiques, 404INVA/51

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  • 2

    MAE, Archives des Archives diplomatiques, 404INVA/1, fol. 198 r° et v°

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  • 3

    MAE, Mémoires et documents, France, 53MD/1596, fol. 189 r°

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  • 4

    BnF, Manuscrit latin, 17172, fol. 225

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  • 5

    MAE, Correspondance interministérielle, 422QO/566

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  • 6

    MAE, Archives des Archives diplomatiques, 404INVA/1, fol. 115 r° et v°

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  • 7

    MAE, Archives des Archives diplomatiques, 404INVA/1, fol. 128 r°

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  • 8

    MAE, Mémoires et documents, 53MD/2037

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  • 9

    MAE, Correspondance politique, Lorraine, 62CP/124

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  • 10

    MAE, Archives des Archives diplomatiques, 404INVA/63

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  • 11

    MAE, Comptabilité, Immeubles, 750SUP/397

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  • 12

    MAE, Archives des Archives diplomatiques, 404INVA/63

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  • 13

    Gazette de France. Bibliothèque, 01 Az 51

    Histoire de France depuis l'établissement de la monarchie jusqu'au règne de Louis XIV par l'abbé Velly. Bibliothèque, 65 Ez 24

    Histoire du Concile de Trente par Pierre Paul Sarpi. Bibliothèque, 38 G 8

    Histoire générale d'Espagne par Jean de Ferreras. Bibliothèque, 45 Fz 5

    Historie of Verhael van Saken van Staet en Vorlogh, in eude ontrent de veranigüe Nederlanden par Lieuwe Van Aitzema. Bibliothèque, 4 Gz 1

    L'histoire du règne de l'empereur Charles-Quint par William Robertson. Bibliothèque, 45 Ez 28

    Le voyageur françois, ou la connoissance de l'ancien et du nouveau monde par l'abbé de La Porte. Bibliothèque, 042 C 15

    Les libertés de l'église gallicane par Pierre-Toussaint Durand de Maillane. Bibliothèque, 55 Ez 4

    Mémoires secrets tirés des archives des souverains de l'Europe depuis le règne de Henri IV par Vittorio Siri. Bibliothèque, 66 Cz 4

    Nouvel abrégé chronologique de l'Histoire de France par Charles Jean François Hénault. Bibliothèque, 64 Cz 36

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  • 14

    MAE, Comptabilité, Immeubles, 750SUP/397 

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